Neutralité carbone : Vers des choix énergétiques majeurs
Cet article d’Élisabeth Chesnais publié sur quechoisir.org le 23 décembre 2021 constitue un outil de réflexion par sa présentation très approfondie des enjeux liés aux objectifs de neutralité carbone à atteindre d’ici à 2050. Le respect de ces objectifs, vital pour l’avenir de l’humanité, exige de faire des choix énergétiques déterminants sans trop tarder. Il serait bon que la campagne présidentielle s’empare du sujet, sans tabou ni démagogie, afin que les citoyens choisissent en connaissance de cause.
Voici tout juste un an, une étude conjointe de RTE, gestionnaire du réseau de transport d’électricité, et de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), concluait à la faisabilité d’un mix électrique fondé sur une forte proportion d’énergies renouvelables à l’horizon 2050.
Elle avait fait grand bruit : si on était habitué à voir le 100 % renouvelable prôné par des ONG environnementales et par l’Agence de la transition écologique (Ademe), c’était pour le moins inattendu de la part de deux organismes aussi peu soupçonnables de penchants écologistes.
L’AIE est en effet une organisation internationale créée à la suite du premier choc pétrolier afin de gérer les problèmes d’approvisionnement, et RTE, une filiale d’EDF en charge de l’équilibre offre/demande à tout instant.
La ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, ne s’y était pas trompée en saluant « un moment copernicien pour le monde de l’énergie ».
Parallèlement, RTE a planché sur six scénarios électriques pour 2050.
Ils sont parus cet automne et tracent tous des trajectoires menant à l’indispensable neutralité carbone.
L’Ademe lui a emboîté le pas quelques semaines plus tard en proposant les siens.
Ils portent sur la transition globale, pas seulement énergétique, et constituent autant de choix de société.
À quelques mois de l’élection présidentielle, même si le président de la République, Emmanuel Macron, a jugé bon d’annoncer la construction de nouveaux réacteurs nucléaires sans le moindre débat, il serait souhaitable que ce sujet de notre avenir énergétique entre dans la campagne et que les électeurs puissent choisir en connaissance de cause, tant les options retenues risquent d’influer sur leurs modes de vie et les investissements à réaliser.
Qu’il s’agisse des projections de RTE, de l’Ademe ou de celle de négaWatt, la première association à en avoir élaboré un scénario 100 % renouvelable, le point le plus central – et apparaissant dans toutes les simulations – est la fin des énergies fossiles ; autrement dit, du pétrole et du gaz naturel, l’Hexagone n’ayant quasiment plus recours au charbon.
Or, ces énergies importées représentent, à elles deux, 63 % de nos consommations d’énergie, et 91 % si on se focalise sur le seul secteur des transports.
De tels chiffres permettent d’imaginer sans peine le chemin à parcourir. Il va falloir prendre des décisions majeures qui engageront le pays pour les 30 ans à venir.
« Il y a urgence à se mobiliser et à déterminer une orientation, nous sommes dans une course contre la montre pour répondre à la crise climatique, a averti Xavier Piechaczyk, le président du directoire de RTE, en présentant l’étude de 600 pages intitulée Futurs énergétiques 2050.
Tous ces scénarios nécessitent des investissements considérables sur lesquels il est temps de choisir une option. »
Trois d’entre eux se partagent entre nouveaux réacteurs nucléaires et énergies renouvelables, les autres se déclinent en 100 % renouvelable.
Mais ils affichent tous des traits de ressemblance décisifs.
Des points communs incontournables
Le premier point commun, c’est qu’avec ou sans nucléaire, le déploiement massif des énergies renouvelables s’avère indispensable.
« Atteindre la neutralité carbone en 2050 est impossible sans un développement significatif des énergies renouvelables », assure RTE.
Face au simplisme du débat public, qui les assimile trop vite à un retour à la bougie du fait de leur fonctionnement intermittent, le gestionnaire de réseau est formel : ses scénarios 100 % renouvelables garantissent, tout autant que le nucléaire, la sécurité d’approvisionnement du système électrique français.
Ils incluent une forte progression du photovoltaïque, mais aussi de l’éolien, une technologie que RTE qualifie de « mature, aux coûts de production faibles, susceptible de produire des volumes d’électricité importants ».
Le deuxième concerne notre consommation globale d’énergie : la stratégie bas carbone impose une baisse de 40 % en 30 ans.
Une telle ambition suppose des économies très significatives.
Elles passent par d’énormes efforts d’efficacité énergétique pour réduire nos besoins.
Entre autres, la rénovation du parc immobilier au niveau basse consommation, la diminution drastique de la consommation de tous les équipements électriques, de l’électroménager à l’informatique, de celle des véhicules…
Il s’agit là d’accélérer le mouvement engagé.
Le troisième, c’est qu’avec l’abandon du pétrole et du gaz naturel, le système énergétique français reposera majoritairement sur l’électricité.
Quelle que soit l’option adoptée, sa consommation augmentera : de 15 % dans le cadre d’une société qui ferait le choix de la sobriété ; de 60 % en cas de forte réindustrialisation et sans évolution de nos habitudes de vie.
Elle se substituera aux énergies fossiles dans les transports et les usines, et participera à la production d’hydrogène (lire l’encadré), même si le gaz vert ou de synthèse y jouera aussi un grand rôle, à l’instar de la biomasse pour la fourniture de chaleur.
Enfin, les investissements seront colossaux, les besoins en flexibilité, immenses (capacités de stockage, recharge des véhicules électriques pilotée au meilleur moment…), et le système électrique se transformera radicalement.
Les réseaux devront être rapidement redimensionnés, les interconnexions renforcées avec les pays voisins en raison des gros volumes d’énergies renouvelables, les infrastructures de réseau et de stockage, plus importantes.
Plusieurs scénarios avec ou sans nucléaire
Selon RTE, hormis le scénario reposant sur la sobriété énergétique, lequel s’avère de loin le plus économe (lire l’encadré), celui qui associe énergies renouvelables et nouveaux réacteurs nucléaires se montre le plus pertinent du point de vue économique.
Mais le 100 % renouvelable s’appuyant sur un système hydrogène performant et flexible, ainsi que sur de grands parcs éoliens et photovoltaïques ne coûterait pas vraiment plus cher.
À l’inverse, si celui-ci est réparti de manière éparpillée, le fossé se creuse nettement, le solaire sur toiture exigeant davantage de batteries et une adaptation du réseau extrêmement onéreuse pour le raccordement de multiples installations.
En cas de part du nucléaire très réduite, le stockage hydraulique, le pilotage de la demande d’électricité et les batteries permettront de gérer les fluctuations de production à l’échelle de la journée et de la semaine.
Néanmoins, ces moyens ne suffiront pas à « compenser » l’arrêt des éoliennes lors de longues périodes sans vent.
Si bien que ces scénarios obligent à construire de nombreuses centrales thermiques décarbonées, qui fonctionneront peu, mais renchériront sensiblement les investissements nécessaires.
De même, les besoins de flexibilité et d’interconnexions augmenteront au fur et à mesure que la part des énergies renouvelables progressera, engendrant des coûts supplémentaires.
Les dépenses de fonctionnement seront, en revanche, limitées.
Quant à imaginer un nucléaire prédominant en 2050, c’est tout bonnement irréaliste :
- D’abord, la plupart des centrales ayant été ouvertes à la même époque, elles seront arrêtées sur un temps très rapproché.
- Ensuite, en misant sur le maximum de nouveaux réacteurs que la filière peut construire, à supposer qu’ils soient mis en service en 30 ans, le nucléaire représenterait 36 % de la production en 2050.
- Pour atteindre les 50 %, il faudrait de surcroît prolonger les réacteurs existants bien au-delà du rythme de fermeture prévu par l’Autorité de sûreté nucléaire.
Le scénario qui table sur 26 % de nucléaire semble donc le plus plausible.
Quant aux coûts plus compétitifs de cette énergie, ils supposent que les 19 milliards d’euros dépensés pour l’EPR de Flamanville demeurent l’exception.
Or, même la Cour des comptes en doute, soulignant « la complexité accrue de réacteurs intégrant des contraintes de renforcement de la sûreté à la suite des accidents de Tchernobyl et de Fukushima ».
Des infrastructures de production très visibles
L’enjeu économique est loin d’être le seul à prendre en compte.
L’acceptabilité sociétale pourrait bien devenir un facteur déterminant des choix à effectuer.
En effet, les champs de pétrole et de gaz, de même que l’immense majorité des infrastructures de raffinage, se situent à l’étranger.
Aussi sommes-nous habitués à consommer des carburants, du gaz et du fioul sans nous préoccuper des moyens de production et de leur impact.
Avec l’abandon de ces énergies fossiles, c’en est fini : parcs éoliens et photovoltaïques seront répartis sur tout le territoire, donc très visibles.
Si l’éolien est à ce jour l’énergie la plus contestée, justement pour des questions de protection du paysage, la densité de mâts implantés dans l’Hexagone demeurera inférieure à celle du parc allemand actuel, pour une superficie bien supérieure.
L’éolien en mer devra aussi se développer, d’autant plus fortement qu’il n’en est qu’à ses prémices.
À titre de comparaison, le Royaume-Uni est le leader mondial avec une quarantaine de parcs offshores… sans susciter les vives polémiques qui agitent la France.
Du côté du photovoltaïque, pas de souci tant que les panneaux recouvrent les toitures et les ombrières de parking.
Mais les grands parcs au sol étant les plus économes, il en faudra.
L’Ademe a déjà recensé près de 17.000 friches industrielles, tertiaires ou commerciales qui sont autant de lieux propices à leur création.
L’agriculture pourrait également se mettre sur les rangs.
Des expérimentations débutent en viticulture, en arboriculture et en maraîchage.
Quant au nucléaire en bord de fleuve, il deviendra indisponible lors des longues périodes de sécheresse, appelées à se répéter.
Il faudrait édifier les nouveaux réacteurs en bord de mer.
Hormis dans les communes littorales déjà dotées de centrales, cela risque d’être compliqué.
Sans compter la gestion très problématique des déchets radioactifs supplémentaires, alors que le projet d’enfouissement démarré il y a plus de 20 ans à Bure, dans la Meuse, demeure conflictuel.
S’il faut trancher pour 2050, il y a plus urgent.
D’ici à 2030, nous devons réduire nos émissions de gaz à effet de serre de 55 % pour répondre aux objectifs du pacte vert européen.
Cela exige, souligne RTE, de « développer les énergies renouvelables le plus rapidement possible tout en prolongeant les réacteurs nucléaires existants dans une logique de maximisation de la production bas carbone ».
Car même si la décision était prise de construire de nouveaux EPR, aucun ne fournira le moindre kilowattheure avant 2035, dans le meilleur des cas.
Où va-t-on ?
► Photovoltaïque : il coche toutes les cases en acceptabilité. Il va falloir multiplier les capacités installées. Les grands parcs au sol implantés sur des friches sont d’un coût très compétitif.
► Éolien : impossible d’atteindre la neutralité carbone sans parcs, dont les coûts chutent. Décrié en France, l’éolien est très présent en mer, au Royaume-Uni, et sur terre, en Allemagne.
► Nucléaire : même si on construit un maximum d’EPR et de mini réacteurs SMR, la part du nucléaire deviendra minoritaire d’ici à 2050, le parc actuel devant être fermé entre-temps.
► Hydraulique : l’énergie hydroélectrique étant très sollicitée, il est difficile d’augmenter les capacités de production. Les stations de transfert d’énergie par pompage seront utiles pour le stockage des excédents d’électricité.
Hydrogène : un facteur-clé pour le 100 % renouvelable
La promesse de l’hydrogène constitue un allié de poids dans les scénarios du 100 % renouvelable.
Fabriqué par électrolyse à partir d’électricité décarbonée, il combine la flexibilité (capacité de stockage) et la production en masse grâce à l’électricité de l’éolien, du photovoltaïque, et de l’hydraulique en surplus.
Il peut remplacer le gaz fossile dans les transports et l’industrie.
De plus, il est possible de stopper les électrolyseurs pendant les semaines sans production éolienne, dès lors que le stock permet de répondre aux besoins en hydrogène.
Si cette flexibilité est très adaptée aux énergies renouvelables, elle nécessite des infrastructures de stockage et de transport.
A priori des investissements lourds.
Mais, soutenus par la stratégie nationale hydrogène, de nombreux travaux sont en cours et les technologies devraient évoluer.
Sobriété énergétique : elle impose de changer nos modes de vie
La sobriété énergétique est de loin la stratégie la plus économe, tant sur le plan financier qu’au niveau énergétique.
Cependant, elle demande à tous des efforts très importants.
Avec l’efficacité énergétique, la sobriété est le cœur du scénario 100 % renouvelable de l’association négaWatt :
« En France, les progrès réalisés grâce à l’efficacité énergétique de nos appareils ont été en partie annulés par le manque de sobriété, constatent ses experts. Par exemple, même si nos véhicules se montrent de moins en moins gourmands en carburant, nous parcourons des distances plus importantes. Notre consommation annuelle ne diminue donc pas. »
D’où l’exigence de sobriété : reposant sur le « consommer moins », elle nécessite une modification radicale de nos habitudes.
Moins de ceci, plus de cela
Avec la trajectoire négaWatt, on réduit les voyages exotiques, le petit collectif remplace en partie la maison individuelle, le nombre d’équipements électriques décroît.
Certes, on continue à utiliser smartphones ou ordinateurs, mais les sèche-linges sont moins nombreux, les frigos combinés chassent les congélateurs et on se contente d’une télé par foyer.
En matière de transport, la vitesse sur autoroute baisse, le covoiturage va de soi, les trajets en voiture chutent en raison du développement des modes de déplacement alternatifs et du télétravail, des espaces de coworking et de la visioconférence.
L’alimentation évolue aussi. On mange deux fois moins de viande, on préfère les protéines végétales, l’agriculture vire biologique et agroécologique.
L’industrie fabrique des produits durables, la réparation et la location d’appareils s’imposent, le recyclage devient la norme et l’éclairage nocturne cesse.
Un projet de société
L’Agence de la transition écologique (Ademe) pousse encore plus loin la logique en proposant un scénario s’appuyant sur la sobriété et sur la frugalité, dont elle reconnaît elle-même qu’il est « très clivant quant à sa désirabilité ».
Il faut dire qu’il transforme, par exemple, tout le parc de résidences secondaires en logements habités à l’année et qu’on se déplace surtout à pied ou à vélo !
Sans aller jusque-là dans ses autres simulations, l’Ademe juge que « la réduction de la demande est le facteur-clé de l’atteinte de la neutralité carbone, et passe par la sobriété et l’efficacité énergétique ».
De son côté, RTE (filiale d’EDF en charge du réseau électrique) le confirme, « la sobriété énergétique implique des changements profonds dans les modes de vie et dans l’organisation sociétale, elle constitue un projet de société en tant que tel ».
Son scénario augmente l’habitat mutualisé, abaisse la température de chauffage de 1 °C, diminue la surface de bureaux, étend le télétravail et le covoiturage, limite la taille des véhicules et les déplacements, ou encore la publicité, allonge la durée de vie des équipements…
Mais c’est de loin la trajectoire la moins coûteuse pour le pays, les besoins en capacités de production et en moyens de flexibilité (stockage…) étant nettement réduits.
La sobriété est « un facteur important de réduction des coûts du système énergétique », conclut RTE.